mardi 4 mai 2010

Ignoramus!

Bénis soient les ignorants, car c'est à eux que s'adressent les modes d'emploi. Or quoi de plus merveilleux, de plus providentiel, de plus rassurant - et dieu sait que nous avons besoin d'être rassurés! - qu'un ouvrage qui promet de tout expliquer, sans exiger de nous la moindre connaissance préalable?

Ce devrait donc être une belle chose qu'un mode d'emploi - une chose utile et belle, n'en déplaise à Charles Baudelaire - un ouvrage qui s'efface si bien devant son sujet qu'après nous en avoir dévoilé le fonctionnement le plus intime, il se laisse gentiment oublier.

Mais les voiliers, c'est bien connu, sont vendus sans mode d'emploi. Loin d'être un oubli, cette omission est pleine de sous-entendus: "si vous ne savez pas comment ça marche, optez plutôt pour un kayak, une planche à voile ou un stage aux Glénans". Vient le jour, cependant, quand on a fait tous les stages, passé tous les permis et lu cinquante fois l'incontournable Manuel, où l'on décide d'acheter son premier voilier. Le destin a voulu que nous tombions sur un First Class 10, un bolide mi-goéland mi-sardine, avec autant de réglages qu'un avion de chasse! Ce jour là, j'aurais tout donné (le peu qu'il nous restait) pour un mode d'emploi.

Nos premières sorties en famille furent épiques. D'octobre à mai, le lion rugit un jour sur deux dans le golfe qui porte son nom. Il faut qu'un dieu, nous ayant trouvé amusants, ait voulu faire durer le plaisir – sans compter les vieux marins qui, rigolards, observaient notre rodéo hebdomadaire depuis la rive - car nous sommes toujours rentrés au port, mon amour-propre en berne, mais sains et saufs.

Il nous aura fallu, pour amadouer l'animal, naviguer par tous les temps, ne pas se décourager, et fréquenter les forums (il y a des forums consacrés aux machines à laver; d'autres, aux variétés de topinambours - ailleurs, c'est le réglage des basses bastaques et le dosage de la résine époxy qui déchaine les passions).

Parvenu au terme de cette première prise en main, je pense avoir plus ou moins compris comment fonctionnait notre pur-sang en fibre de verre - la mer, quant à elle, conserve tout son mystère.

Je n’en ai pas moins gardé la nostalgie du mode d'emploi que je n’ai jamais lu, ainsi qu'une saine envie d'exorciser tous les mauvais conseils auxquels j'ai dû, chemin faisant, prêter foi.

Donc acte!